Paroles de dimanches

Du désert à la vie en société. Passer le test

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Par André Myre

Paroles de dimanches

14 février 2024

Crédit photo : Nguyen Dang Hoang Nhu / Unsplash

Pour le premier dimanche du Carême, le texte choisi (Mc 1,12-15), dans D’après Marc, est le récit de l’épreuve que Jésus a subie au désert (1,12-13) suivi du résumé du sens qu’il donnait à son activité en Galilée (vv 14-15).

Or, la Liturgie a déjà fait lire ce dernier passage, en le présentant lié au premier geste posé par Jésus au cours de la fameuse «journée de Capharnaüm» (vv 14-20). Dans les pages qui suivent, je vais donc commencer par parler du récit d’épreuve, puis, par après, reproduire le commentaire des derniers versets, offert il y a quatre semaines.

 

I

 

1,12 Et le Souffle le chasse aussitôt au désert. 13 Et il était au désert quarante jours, testé par le Satan. Et il était avec les bêtes sauvages, et les messagers le servaient.

 

 

Traduction

 

Chasser (v 12). Le verbe qui signifie l’agir du Souffle sur Jésus est le même qui est utilisé dans les récits d’exorcisme, alors que Jésus «chasse» les démons. Il y a violence.

Souffle (v 12). «Souffle» reçoit la majuscule, parce que, dans le contexte, il ne peut désigner que celui de Dieu. Ailleurs, le terme peut être dit des vivants, du vent ou des démons («souffles malfaisants»).

Aussitôt (v 12). Voici le premier des fameux «aussitôt» qui scandent le texte de Marc. L’auteur s’en sert pour lier littérairement deux péricopes ou deux actions. Il y a, dans cette utilisation du terme, quelque chose d’artificiel et de maladroit tout à fait conforme au style rugueux de Marc. D’ordinaire, ces «aussitôt» ne sont pas à prendre au pied de la lettre.

Tester (v 13). Au désert, Jésus passe un test ou une épreuve, il n’y est pas «tenté».

Messagers (v 1). Les «messagers» en question sont d’origine céleste, comme partout ailleurs en Marc, sauf celui du v 2 qui désignait un être humain.

 

Épreuve au désert

 

Après avoir été interpellé par Jean, il est plausible que Jésus se soit retiré au désert et ait fait le point sur son avenir. Sa famille dépendait de lui; il avait la responsabilité d’une petite entreprise; il n’avait aucune autorité pour se prononcer sur des questions politiques, sociales, économiques ou religieuses; et changer d’orientation n’était pas sans risque. Il a dû débattre des enjeux dans la solitude, avant de prendre sa décision. Le temps du test a donc précédé sa réponse positive à l’offre que lui avait faite Jean, et, par conséquent, son baptême par ce dernier.

 

Tradition

 

Le récit traditionnel d’épreuve se passe au désert (v 13), là où le système n’a pas d’emprise. Le test, qui s’étend sur la période sacrée de quarante jours, est administré par le Satan. Loin d’être l’adversaire de Dieu, le personnage ainsi désigné est la personnification d’une activité propre à Dieu, celle de pouvoir juger de la qualité d’un être humain[1]. La fin du v 13 donne l’interprétation de foi de l’événement : les bêtes sauvages ne s’en prennent pas à Jésus, et les anges de Dieu sont à son service[2], comme à celui de leur seigneur.

 

Marc

 

C’est Marc lui-même qui a fait suivre le récit du baptême de celui de l’épreuve. En effet, cette dernière péricope est, pour lui, une charnière, comme en témoigne la façon dont il a rédigé son évangile.

Par sa parole et son agir, Jésus est sur le point d’attaquer de front un système qui va farouchement se rebiffer. Il aura donc contre lui des hommes de pouvoir reconnus, influents, respectés; des lettrés qui connaissent l’Écriture et donc la volonté de Dieu lui-même. Quel poids peut bien avoir l’activité d’un individu venu de nulle part contre tout l’ordre établi? Marc répond : c’est un homme qui, détenteur du souffle de Dieu, a passé le test du Satan et a eu les anges de Dieu à son service.

Le v 12 est sans doute entièrement de la main de Marc, qui l’a composé pour faire tenir ensemble les deux récits du baptême (vv 9-11) et d’épreuve (v 13). L’évangéliste met ce dernier événement au compte du «Souffle» à l’agir bouleversant («chasser») que Jésus vient de recevoir. Il situe l’épreuve là-même ou Jean exerçait son activité («désert»), anticipant ainsi ce que le texte traditionnel disait déjà (v 13). Et il établit un lien étroit entre les deux récits («aussitôt»).

 À la fin de l’introduction à son évangile, Marc présente à ses lecteurs le messie-fils de Dieu du titre (1,1) : c’est le «plus fort» annoncé par Jean. Il le montre immergé dans le Jourdain, puis éprouvé au désert. Là, les bêtes sauvages ne lui font rien de mal, mais celles qui contrôlent le système vont bientôt décider de sa mort. Au désert, il a été testé par le Satan pour voir s’il serait à la hauteur. Mais la Voix avait déjà donné sa réponse, et les anges la répètent en se mettant à son service.

Dès le début, Marc pose donc la question de la foi. Est-il vrai que le Sens se reconnaît au désert, dans les marges de la société, et non dans les lieux officiels où s’exercent les pouvoirs? Existe-t-il réellement un messie, un fils, animé par la puissance même de Dieu? Est-il vrai qu’il y a présentement à l’œuvre un seigneur, détenteur du souffle de Dieu, dont l’agir, radicalement marginal, suit précisément les prises de position de Jésus de Nazareth, en s’opposant de toute sa Puissance au césar de l’Empire, et à tous ceux qui se courbent à son service? En conséquence, faut-il vraiment que ses partisans se décident à changer radicalement de vie, avec tous les risques que cela comporte?

Les réponses à ces questions n’avaient rien de théorique quand, comme le lectorat de Marc, on vivait à Rome même. Marc n’appelle pas à dire oui à un credo, mais à se situer dans la ligne de la radicalité des prises de position de l’homme de Nazareth.

 

Ligne de sens

 

On ne comprend rien à l’évangile de Marc si on le lit comme un récit qui parle du passé. Marc parle d’aujourd’hui, au monde d’aujourd’hui, aux partisans d’aujourd’hui. Il dit d’abord que le Sens est dans les marges de la société, et non pas à Washington, Moscou, Bruxelles ou Beijing; pas plus qu’à Jérusalem, Rome ou la Mecque; non plus qu’à New York, Chicago, Londres, Francfort ou Tokyo. Le Sens est au désert, où vivent tous ceux et celles qui cherchent quotidiennement à prendre leurs distances vis-à-vis du système mis en place par les forces qui contrôlent le monde. Le Sens n’est pas que religieux, le Sens ne peut pas être kidnappé par la religion. Le Sens existe partout où il y a un être humain qui lutte pour que vivent la planète et l’humanité. Mais le Sens est attaqué de toutes parts, ce que vont montrer les premiers chapitres de l’évangile. Et cela pose le problème de la foi. Se peut-il qu’il existe un humain, qui détienne une Puissance plus forte que toutes les puissances de mort qui veulent gérer ma vie? Et que je puisse trouver cette dernière en m’ajustant à lui, envers et contre tous? Marc souhaite que je me mette en chemin, mais il ne va pas me dorer la pilule.

Le langage de l’évangile est précieux en ce sens qu’il est la porte d’entrée nécessaire dans ce qu’on appelle traditionnellement la «foi». Au fond, tout ce que l’introduction de Marc (vv 2-13) nous dit, c’est qu’il y a à l’œuvre, tout autour de nous aussi bien qu’en nous, une Force extrême (Souffle, Puissance), d’un radicalisme absolu, qui est en lutte contre tous les systèmes qui étouffent l’humanité et la planète. Et, pour que nous puissions avoir une bonne idée de l’orientation du travail de cette Force, il nous faut jeter un œil sur les prises de position de Jésus de Nazareth. «Avoir la foi», c’est décider de marcher sur le chemin tracé par Jésus, à l’écoute des poussées intérieures qui vont dans le même Sens. Pour ce faire, j’ai à découvrir celles et ceux qui se sentent appelés à avancer dans cette direction, et, avec eux et elles, à me donner les mots et moyens nécessaires. Ce faisant, j’écrirai dans ma vie la suite de la «bonne nouvelle» dont parlait Marc dans le titre, et dont il reparle à l’instant (vv 14-15).

 

II

 

Proclamation

(1,14-15)

 

1,14 Après que Jean eut été livré, cependant, Jésus vint en Galilée, proclamant la bonne nouvelle de Dieu, 15 et disant :

Le temps est rempli et le régime de Dieu s’est rapproché.

Changez de vie et ayez confiance en la bonne nouvelle.

 

Traduction

 

Régime de Dieu (v 15a). «Régime» plutôt que règne ou royaume. Le mot implique, très largement, l’établissement, en terre d’Israël, d’une nouvelle façon de vivre, à l’intérieur d’une nouvelle organisation politique, sociale, économique et religieuse, sous la gouverne d’un nouveau souverain, soit Dieu lui-même.

Avoir confiance (v 15b). Première mention du verbe «croire» dans l’évangile. Très proche du sens de la racine hébraïque, le concept de «foi» dans les évangiles est moins de l’ordre d’une adhésion intellectuelle que d’une réaction de confiance qui conduit à un engagement. Avoir ou faire confiance à la bonne nouvelle, c’est se ranger effectivement de son côté même si elle est controversée.

 

Après la rencontre avec Jean

 

En ce début de l’évangile proprement dit, il faut faire appel à ce fameux passage des Actes :

 

Ac 10,37 Vous la savez, vous, la chose arrivée dans toute la Judée, à commencer par la Galilée, après l’immersion que Jean a proclamée, 38 Jésus, celui de Nazareth, comment Dieu lui a donné une onction de Souffle saint et Puissance, lui qui passa en faisant du bien et en guérissant tous ceux qui étaient opprimés par le diable, parce que Dieu était avec lui.

 

Il était traditionnel, dans le christianisme primitif, après qu’on eut parlé de la rencontre avec Jean puis du baptême de Jésus, de passer aux gestes guérisseurs de ce dernier. C’est exactement ce que va faire l’évangéliste à partir d’ici. Car, comme on va le voir dans les textes à venir, quand Marc parle de la proclamation ou de l’enseignement de Jésus, il signifie le sens qu’ont ses gestes.

Il semble bien que l’assassinat de Jean, par Hérode Antipas, ait été un choc pour Jésus, qui a lu l’événement comme un appel à prendre la relève. Jésus était un Galiléen, donc un homme du Nord, qui avait très peu de liens affectifs, idéologiques et religieux avec la Judée, et Jérusalem en particulier. Il a donc fait sien l’appel de Jean à changer de vie et à s’engager, mais il a décidé de l’interpréter en fonction de ce qu’il considérait comme son pays, la Galilée. Le temps de la mainmise d’Hérode Antipas sur sa patrie, dont il pillait les richesses au nom des Romains qui l’avaient installé au pouvoir et à son propre profit, était terminé. Tout comme l’étaient le gouvernement du grand prêtre de Jérusalem, lui aussi nommé par les Romains, ainsi que l’oppression culturelle et religieuse des scribes dépêchés par Jérusalem pour mettre la Galilée au pas. Tout cela avait fait son temps, le changement de régime, celui de Dieu cette fois, était proche. Entretemps, il ne fallait pas oublier que la conjoncture était dangereuse, à preuve la mort de Jean.

Jean et Jésus étaient très proches l’un de l’autre, le second a d’ailleurs pris la relève du premier. Mais, s’ils lisaient la réalité de façon semblable, leur approche des autres était très différente. Jean, pour sa part, fustigeait les grands pour leur gestion catastrophique des affaires humaines et invitait les gens à prendre leurs distances vis-à-vis du système en vue du jugement de l’Humain. Jésus, par contre, espérait la mise sur pied par Dieu lui-même d’une nouvelle organisation de la société au profit des petites gens, et cherchait à poser des gestes qui déjà leur changeraient la vie et leur rendraient l’espérance possible.

 

Marc

 

Marc a créé le cadre qui entoure la parole du v 15a sur le régime de Dieu. Il suit la tradition selon laquelle Jésus s’est concentré sur la Galilée, après que se soit terminé le temps de la proclamation de Jean. Et, selon lui, la bonne nouvelle annoncée par Jésus, est celle du régime de Dieu (v 14). Il termine sa péricope en faisant voir un lien entre Jean et Jésus : comme le premier, le second appelle à un «changement de vie», en fonction de la bonne nouvelle annoncée (v 15b).  Il faut noter que «bonne nouvelle» a ici deux sens. D’un côté, c’est «la bonne nouvelle de Dieu» (v 14) dont les gestes de Jésus vont témoigner. Et de l’autre, c’est la bonne nouvelle de la seigneurie de Jésus, proclamée dans le titre (v 1). En somme, la bonne nouvelle à laquelle les lectrices et lecteurs sont invités à faire confiance, c’est celle d’un Jésus toujours actif dans l’Histoire à partir de la dimension de Dieu, et qui a les mêmes orientations que jadis, en poursuivant les mêmes objectifs.

Marc se sert du texte traditionnel du v 15a pour donner à ses lectrices et lecteurs la clef de lecture de la section qui suit (1,16 – 3,35). D’un côté, les récits des gestes de Jésus vont montrer que le temps de la domination de Rome et de Jérusalem est terminé, et vont permettre à ses lecteurs de se faire une bonne idée de ce qui se passera sous le régime de Dieu. Et, de l’autre, l’enthousiasme des petites gens face à la bonne nouvelle tout comme la violence de la réaction des pouvoirs en place appuient l’espérance que Jésus cherche à faire partager. Il est évident que quelque chose d’important se prépare.

 

Ligne de sens

 

L’effort à faire pour comprendre un texte ancien n’implique pas qu’il faille en partager la vision du monde, ou la culture, étrangère dans le temps et l’espace. Faire confiance à la bonne nouvelle ne veut pas dire être à l’aise avec les catégories du pouvoir signifiées par l’accession à la seigneurie par Jésus, ni avec les titres qui lui ont été accordés. Il ne s’agit pas, non plus, pour les partisans actuels de Jésus à se mettre à espérer que Dieu vienne mettre de l’ordre dans les affaires politiques, économiques ou religieuses, puis régenter l’humanité à sa guise. Encore moins, faudrait-il chercher à créer en soi une sorte d’attente factice, qui ferait espérer un renversement radical des choses à très brève échéance, comme c’était le cas pour Jean, Jésus et une bonne partie du christianisme primitif.

Jean, Jésus, Marc sont des Anciens, dont l’interpellation n’a rien à voir avec une recréation du passé. Toute la Bible, d’ailleurs, est parole passée de Dieu. Tout cela nous est donné pour nous mettre devant notre responsabilité d’écouter la parole présente de Dieu. C’est d’ailleurs précisément ce que Marc cherche à faire. Il parle à ses lecteurs de l’événement passé de Jésus, pour les aider à découvrir les décisions présentes du messie-fils de Dieu. L’appel à la foi, ou à la confiance, dont il parle, n’est pas dans un credo éternel, ni dans une institution immuable, mais dans une orientation de vie précise, sur un chemin dont il trace la direction. Engagez-vous sur ce chemin en hommes et femmes de votre temps, dit-il à ses lectrices et lecteurs, et vous deviendrez de beaux êtres humains. Ayez confiance.

 

Notes :

 

[1] Voir Job 1-2, où le Satan fait partie des principaux conseillers de Dieu. Il a pour fonction de vérifier quels sont les humains à qui Yhwh peut se fier. Or, revenant d’avoir parcouru le monde, il n’en a pas trouvé un seul! Il y a certes Job, mais, jusque-là, Yhwh n’avait pas permis que le Satan le mette à l’épreuve, ce qu’il va faire, sur permission, dans le reste du livre. Je note, en passant, qu’en deux versets seulement on rencontre trois personnifications de différents agirs de Dieu : Souffle (pouvoir d’action), Satan (fonction de vérification), anges (faculté de communication).

[2] Les scribes qui ont rédigé ce récit se sont inspirés de la geste des prophètes Élie et Élisée (entre 1 R 17 et 2 R 13) : voir le récit au cours duquel Élie est nourri par des corbeaux (1 R 17,4-6), et l’autre où c’est un ange qui lui donne à manger (1 R 19,5-8). Historiquement parlant, on a de bonnes raisons de penser que Jean a été considéré comme le nouvel Élie, et Jésus le nouvel Élisée. De vieilles traditions chrétiennes, d’ailleurs, voient en Jean le nouvel Élie (Mc 9,13; Lc 1,15-17.76-77).

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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